Je me vois, donc j’apprends ?

Soldats du feu

Lorsqu’une « nouvelle technologie » fait son apparition dans le domaine de la formation professionnelle, l’attractivité qu’elle génère chez ses potentiels utilisateurs ne devrait pas occulter la question fondamentale de sa plus-value pour l’apprentissage. Comme la Recherche l’a en effet démontré, c’est dans l’usage de l’outil et non dans l’outil lui-même que réside la clef de son efficacité pédagogique.

 

Ces dernières années, la démocratisation et la simplification des technologies permettant la capture et le montage vidéo ont encouragé les initiatives visant à mettre l’image au service du débriefing dans le cadre de dispositifs de simulation. À l’instar du monde du sport ou encore de la santé, les pompiers commencent à s’intéresser à la rétroaction assistée par la vidéo (ou « vidéo-feedback ») en équipant leurs binômes de caméras embarquées lors d’interventions, en filmant leurs manœuvres à l’aide de tablettes tactiles au cours d’entraînements en caserne, etc. Si cette démarche suscite généralement l’engouement des intéressés et si son intérêt pédagogique semble intuitivement manifeste, comme toute « innovation », c’est à travers les preuves scientifiques qu’elle trouvera sa légitimité. C’est dans cet esprit qu’une recherche a été menée à l’École Provinciale du Feu du Hainaut (Belgique) par une mémorante de l’Université de Mons en 2018. Nous proposons de vous livrer les principaux résultats de cette étude présentée à l’occasion du 5e colloque international du CRIFPE(Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante) à Montréal en espérant par là permettre à tout pompier, zone de secours ou centre de formation de bénéficier de ses enseignements.

Focus sur le dispositif techno-pédagogique

Le dispositif mis en place dans le cadre de cette recherche s’intégrait dans la formation à la lutte contre l’incendie de candidats sapeurs-pompiers professionnels. Plus particulièrement, c’est dans le cadre d’une simulation sur site conçue pour répondre aux objectifs du module 6 « Exercices pratiques intégrés » du brevet B01 qu’il a été implémenté. Concrètement, après un briefing conduit par le coordinateur du module, les candidats ont été amenés à intervenir en autopompe à six, sous la direction d’un chef des opérations (joué par le coordinateur), afin de mener à bien une mission de sauvetage et d’extinction sur feu d’habitation unifamiliale de plain-pied (matérialisée par un multi-caissons en H meublé accueillant un foyer mis à feu au moyen de palettes et de panneaux d’aggloméré). Durant leur progression, les candidats ont été filmés à l’aide de caméras thermiques manipulées par les instructeurs assurant la sécurité des binômes engagés pendant que le signal était broadcasté en live sur tablettes tactiles à disposition du coordinateur resté à l’extérieur du caisson pour superviser la simulation. Suite à la mise en situation, les candidats ont été envoyés à la douche, et le temps dégagé par ce moment de transition a été mis à profit pour transférer les enregistrements des caméras vers un ordinateur puis pour uploader les vidéos jugées pertinentes sur la plateforme en ligne d’une application d’analyse vidéo. Au retour des candidats en classe, des tablettes tactiles leur ont été distribuées afin qu’ils marquent eux-mêmes les vidéos à analyser dans le cadre du débriefing de la simulation, sans directivité de la part de l’équipe d’instructeurs. Ce n’est qu’après cette phase d’auto-évaluation et de co-évaluation formatives qu’un recadrage de la part des instructeurs a pris place en guise de conclusion. Pour les besoins de l’expérimentation, la moitié des candidats a participé à cette expérience tandis que le deuxième sous-groupe a effectué la même simulation sans bénéficier d’un débriefing assisté par la vidéo. Les deux débriefings (classique et assisté par la vidéo) ont été intégralement filmés, analysés qualitativement et comparés au moyen d’une batterie de questionnaires – essentiellement constituée du Debriefing Assessment for Simulation in Healthcare (version longue) et de la System Usability Scale.

Le débriefing assisté par la vidéo est-il plus efficace qu’un débriefing classique ?

Au risque de décevoir les plus technophiles d’entre vous : non, le débriefing assisté par la vidéo ne surclasse pas le débriefing classique dans le contexte de cette étude et du point de vue de ses participants. En fait, il le transforme ! Et c’est là que réside son intérêt, à savoir qu’il permet d’atteindre certains objectifs d’apprentissage plus complexes à rencontrer avec un débriefing classique tels que la stimulation de la réflexivité des candidats, l’analyse approfondie de leurs gestes techniques en vue d’une autocorrection, le renforcement de l’esprit de corps à travers la collaboration entre apprenants, etc. Globalement, le débriefing assisté par la vidéo revêt par ailleurs une dimension plus analytique et moins extrinsèque que le débriefing classique, intégrant des feedbacks plus spécifiques, plus détaillés et émanant davantage des apprenants. Côté encadrement, cette modification du débriefing impacte les pratiques pédagogiques des instructeurs… jusqu’à potentiellement les déstabiliser : quels extraits analyser avec les apprenants ? Comment les identifier dans un laps de temps parfois très court ? Quel timing accorder à ce type de débriefing ? Comment amener et gérer les discussions ? De multiples questions se posent, occasionnant parfois une moindre structuration du processus. Une bonne préparation à l’utilisation de ce type de dispositif s’avère donc indispensable pour assurer son efficacité. Nous y reviendrons plus loin.

En résumé, l’efficacité du débriefing dépend d’éléments-clefs qui transcendent le caractère technologique ou traditionnel de l’activité, parmi lesquels : la qualité du briefing préparatoire à la simulation (objectifs, environnement, attentes, rôles, consignes…), le calibrage pédagogique de la simulation en elle-même (niveau de difficulté, déroulement, encadrement…), la conduite et la teneur des échanges entre les apprenants et les superviseurs lors du débriefing à proprement parler (création d’un climat favorable à l’apprentissage, workflow « réactions à chaud, analyse, synthèse », pertinence et profondeur des questionnements en regard des choix posés lors de la simulation, facilitation du processus réflexif visant à faire prendre conscience aux candidats de la conséquence de leurs actes, qualité des feedbacks formatifs délivrés par les instructeurs « experts »…).

Comment les instructeurs perçoivent-ils le débriefing assisté par la vidéo ?

Outre la question de l’efficacité du dispositif de débriefing assisté par la vidéo, celles de son utilité et de son utilisabilité (ou ergonomie) perçues se posent dans un contexte où les instructeurs amenés à manipuler les caméras, tablettes et autres logiciels ne sont pas forcément férus de nouvelles technologies. Sur la base des mesures récoltées, les instructeurs estiment d’une part que le débriefing assisté par la vidéo est très utile à l’apprentissage des candidats et que la vidéo apporte dans l’ensemble une plus-value au débriefing. D’autre part, ils jugent la convivialité et la facilité d’utilisation du dispositif bonne à excellente immédiatement après son utilisation. Deux mois après sa mise en place, ces perceptions d’utilité et d’utilisabilité varient légèrement au niveau de certaines spécificités du dispositif (parfois sont revues à la hausse, parfois à la baisse) mais restent favorables à celui-ci, ce qui rend sa potentielle généralisation à d’autres situations de formation parfaitement acceptable.

Quels enseignements tirer de cette étude pour la formation des pompiers ?

Parmi les différents conseils que nous pourrions donner sur la base des résultats de cette étude, retenons ceux-ci.

Primo, le recours au débriefing assisté par la vidéo étant chronophage, il est certainement préférable de le réserver à des formations « longues ». Tenter de l’intégrer dans une journée de formation de six heures accueillant simulation et débriefing dans la foulée, par exemple, semble peu réaliste et tout aussi peu porteur sur le plan pédagogique. Par manque de temps, les extraits risquent d’être mal choisis, les analyses resteront superficielles, etc. D’expérience, il s’avère bien plus efficient de filmer les simulations lors d’une première journée de formation et de réserver l’analyse vidéo dans le cadre d’un débriefing à froid quelques jours plus tard. Ceci laisse en effet du temps aux instructeurs pour pré-visionner les vidéos, pour sélectionner les extraits marquants selon les critères d’observation retenus, pour prendre note des problématiques ne pouvant être laissées de côté lors des échanges avec les candidats, etc.

Secundo, quitte à faire évoluer les pratiques de débriefing, autant coupler l’usage de la vidéo à la stimulation de l’interactivité des échanges en confiant le codage des extraits aux apprenants eux-mêmes. Leur implication dans l’apprentissage s’en trouvera grandie et, par ricochet, leur motivation devrait elle aussi s’en trouver positivement affectée. Cette disposition pédagogique ne dispense pas les instructeurs du travail préparatoire précité.

Tertio, qui veut développer le débriefing assisté par la vidéo au sein de son organisation devrait faire le choix d’outils simples d’utilisation (plus ils demanderont d’efforts aux utilisateurs, moins ils seront appréciés et efficacement utilisés), adaptés à l’environnement de formation (pratique froide ou chaude ?), fiables (la technologie doit être stable pour limiter les inévitables problèmes techniques), si possible économiques (ce qui est plus cher n’est pas toujours plus efficace) et surtout pérennes (la faillite de la société entraînant la disparition du produit). En cas de mise en place d’un tel dispositif dans le cadre d’exercices ou simulations sur feu réel, il convient de prévoir des caméras thermiques munies de la fonction vidéo pour prendre le relai des tablettes ou autres caméras embarquées.

Enfin, la clef de voûte de la réussite de l’implémentation d’une innovation pédagogique est souvent la formation des utilisateurs. La situation présente ne fait pas exception. Les instructeurs en charge du dispositif de débriefing assisté par la vidéo devraient en conséquence être correctement formés à la mise en œuvre tant sur le plan technique (manipulation des outils) que sur le plan pédagogique (principes et spécificités du débriefing). Le débriefing étant une phase capitale de l’apprentissage par simulation, et ce dernier étant fortement répandu dans la formation des pompiers, il devrait de manière générale faire l’objet de davantage d’attention de la part des cellules pédagogiques des centres de formation. Cette prise de conscience a ainsi conduit l’École du Feu, hôte de cette expérimentation, à concevoir une formation continue de perfectionnement à l’apprentissage par simulation et au débriefing, en ce compris assisté par la vidéo, qu’elle proposera en 2020 à ses instructeurs dans le cadre d’un cycle thématique de recyclage pédagogique.

Conclusion

Opter pour la mise en place de dispositifs de débriefing assisté par la vidéo relève comme bien souvent d’un calcul coût-avantage pour les organisations. Au-delà de la publicité que peut générer ce type d’initiative, elle doit s’inscrire dans une vision et une stratégie impliquant l’engagement de moyens matériels et humains qui seuls assureront son efficacité et sa longévité. Les utilisateurs finaux, instructeurs et apprenants, doivent être au centre de ce projet. Mieux vaut en effet un débriefing classique efficace qu’un débriefing assisté par la vidéo gâché par un manque de maîtrise. Ne vous y trompez pas. Cette conclusion n’a rien d’un encouragement au conservatisme pédagogique ! Nous souhaitons au contraire qu’elle incite à l’innovation réfléchie et supportée par une démarche de perfectionnement professionnel des instructeurs, qui seule est à même de produire des effets qualitatifs à long terme pour les organismes de formation.

Bibliographie

– Arend, C. (2018). L’analyse vidéo au service du débriefing dans le cadre de la formation de base des sapeurs-pompiers(mémoire de Master), Université de Mons.

– « L’interprétation d’utilisabilité est faite à partir de l’échelle de Bangor, A., Kortum, P. & Miller, J. (2009). « Determining What Individual SUS Scores Mean: Adding an Adjective Rating Scale », Journal of Usability Studies, 4(3), 114-123.

– Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies : Approche cognitive des instruments contemporains, Armand Colin.

Joachim De Stercke est Docteur en Sciences de l’éducation. Responsable de la cellule pédagogique de l’École du Feu de l’Institut Provincial de Formation du Hainaut, il est également chargé de cours au Service de méthodologie et formation de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’Université de Mons, Belgique.

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